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Les Assises

La composition que je vous présente aujourd'hui s’intitule Les Assises. Récit d’une histoire vécue, elle donne son nom à un nouveau chapitre de mon journal de bord.

Les Assises, ce titre au féminin pluriel, que l'on peut entendre comme la cour qui juge de la culpabilité et de la peine, ou bien comme synonyme de fondement, de base solide, ou encore comme partie d'un siège sur laquelle on s'assied.

Comment, dans l'urgence de faire photographie, une image prise plusieurs années auparavant surgit soudain et donne les clefs de la résolution de cette urgence. C'est ce qui s'est produit récemment : une simple petite chaise Napolitaine est venue percuter cet intime dont je devais entamer le récit.

© Fanny-Penin_Les-Assises_.jpeg

Je suis partie en Juillet 2021 pour un voyage sur les routes. De Douarnenez, à Naples.

 

Parcourir la côte méditerranéenne, m'enfoncer au cœur du Cilento, retrouver Naples.

Les pellicules se remplissaient d’absences, de doutes. Rien ne venait donner sens.

 

C'est pendant ces premières journées de canicule que j'ai commencé à photographier. La photo d'une chaise, que j'avais faite deux ans auparavant dans le quartier du Borgo Sant’Antonio Abate, me revenait en mémoire. Elle m'avait touchée par sa fragilité, son pied tordu qui la faisait s'incliner dans une danse, sa révérence. Au premier plan, une Vespa, le revêtement arraché de son siège, les câbles apparents, évoquent d'autres blessures. Cette photographie est devenue tout à la fois le point de départ, le déclencheur, le souvenir, un leitmotiv, d’une collection de portraits.

 

C'était une surprenante découverte que ce monde parallèle omniprésent, qui ne semblait être perçu que par moi. Je me retrouvais dans un plaisir photographique libératoire mêlé de nécessité narrative.

 

Ces assises avaient une âme et une vie propre, une vie conquise sur l'abandon, la destruction, le désespoir. Libérées de leur statut d'objet, elles devenaient sujet, irradiant leur présence et le drame de leur histoire. Elles m'apparaissaient maintenant, dans une profusion, une sensibilité, penaudes, tristes, malmenées, désarmées, acculées.

 

C'est jusqu'à la surface sensible du négatif qui hurle certains jours, je surexpose les vues. Le grain s’enflamme. Me laissant porter par leur appel dans le dédale des ruelles, je ne résiste pas. Avais-je oublié les sirènes ? Partenope échouée sur une plage, leurs chants envoûtants éblouissant les ténèbres.

 

Il devait sûrement y avoir quelque chose à achever pour pouvoir un jour le formuler et le digérer. Échos autant que miroirs, je les ai suivies, m’enfonçant de plus en plus au cœur de la ville, poursuivant leur découverte à travers la Sicile, traversant les mers jusqu’à Pantelleria.

 

Je ne les ai pas déplacées ni mises en scène, ne m'y suis jamais assise. J'ai souvent fait un seul cliché, qui se révélerait plus tard lors de l'alchimie du tirage. Seul l’instant pouvait s’accomplir.

 

Fanny Penin _ octobre 2024

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À propos des Assises de Fanny Penin

 

Il suffit quelques fois d’une rencontre fortuite, un jour, tatouée dans la mémoire, pour que des années plus tard surgissent des urgences que l’on ne soupçonnait pas et qu’advienne un cheminement long et patient qui va explorer cette rencontre passée.

Un incident anodin qui fera sens, sans que nous le sachions. Nombreux.ses sont celles et ceux qui ont connu cette opération, en art comme en toute chose.

C’est la résurgence d’un tel événement que raconte ici la photographe Fanny Penin, qui l’a conduite à l’aventure picturale, sensible, humaniste et troublante de ces Assises napolitaines.

Et tenter de connaître la ou les raisons profondes qui ont déclenché chez elle ce travail n’est finalement pas d’un intérêt vital. Sidération? Identification? Réparation? Inquiétude ? Fascination ? Vertige,... Qu’importe!

Ce qui compte, c’est ce que cela produit, dont chacun s’emparera là où il se trouve, au moment où son regard croisera le fruit des visions de Fanny Penin.

Peu importe également d’inscrire les images produites dans une école photographique, des apparentés et filiations ou dans un mouvement artistique, qu’il soit naturaliste ou réaliste : ce qui nous a semblé primordial s’est plutôt situé dans la relation proposée par les sujets/objets/contextes photographiés, leur puissance intrinsèque, le cœur du travail à l’ouvrage, la langue qu’ils véhiculaient, en clair leur puissance poétique et politique, réelle et fantasmagorique.

Préciser qu’il n’y avait que Naples capable d’engendrer ces Assises est superflu: aucune autre ville du monde n’a permis, de cette manière, un tel théâtre désarticulé.

Errante sur les scènes de ce théâtre, Fanny Penin s’est employée à faire un récit de ces/ses Assises, avec soin (au sens du Care développé par Carol Gilligan), témoignant autant que donnant la parole, rassemblant autant qu’inventoriant, sans jamais sacrifier les arrières-plans (murs, sols, fissures, ombres, plus scènes que décors…) et hors champ pour que l’image, douée de vie, exprime sa dramaturgie.

 

Exigeante, inquiète, méticuleuse, patiente, précautionneuse, précise à l’extrême et dans les moindres détails dans toutes les étapes de son travail (de la prise de vue aux tirages qu’elle maîtrise à perfection), Fanny Penin fabrique un univers avec une minutie précieuse qui réaffirme l’inflexible humanité des choses.

 

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« Voir Naples et mourir » est une expression attribuée à Goethe qui écrivait: « J’excuse tous ceux à qui la vue de Naples fait perdre les sens ».

Avait-il croisé quelques exemplaires de cette assemblée de chaises magnifiques à la noblesse déchue ?

Et Antonio Furst de Curtis Gagliardi Ducas Comneno di Bisanzio, né via Santa Maria Antesaecula, le vrai nom de Totò, comédien mythique qui traverse le cinéma et le théâtre italiens, dont l’enfance buissonnière et indocile arpentait les venelles eMercato / Porto ou de Rione Sanit, a-t-il joué avec d’autres assises que celles-ci ?

Et d’ailleurs, que sont-elles d’autres, sous les yeux de Fanny Penin, que des portraits saisis dans les rimes répétées jamais semblables de la complainte de Naples ? Des élégies moqueuses, avec ce qu’elles expriment de souffrance, d’abandon, d’absence ou de dérision d’une humanité invisible.

Elles peuvent être, sans conteste, un avatar de fable, puisque ce sont des chaises qui parlent et questionnent le temps, l’espace, la véracité des apparences, la vraie nature de Naples, la vieille Parthénope.

Dans Demain les chiens, Clifford D. Simak développait des récits que se racontent les chiens, qui se demandent qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce qu’une cité ? Qu’est-ce que la guerre ?

C’est peut-être ce que font ces assises, poser les mêmes questions, avec leurs gris, leurs noirs et blancs de silhouettes, gardiennes ou prisonnières, de guingois, travaillées jusqu’à la moelle, résistantes bien que percluses de dommages : elles (se) murmurent aussi des secrets, sanglotent ou moquent, humbles autant que fières, elles font légende, oratorio, poème, pendant que dans le hors champ d’une ruelle pentue, les chants envoûtants, les danses frénétiques et les rythmes incessants des tammorre s’estompent après que les embrasements à perdre haleine des amours sacrées et profanes aient été vécus ?

Sentinelles, elles sont la musica dei vicoli, autant que les pezzentelle du quartier Rione Sanità, ces âmes païennes du Purgatoire depuis toujours en gravitation.

 

Les Assises de la photographe sont elles immortelles ?

Que disent-elles de la mémoire, des luttes, des saisons, des pluies battantes, des liaisons et des passions, du vent, des chats et des enfants ?

À l’instar d’Hier, aujourd'hui et demain (Ieri, oggi, domani) de Vittorio De Sica et Eduardo De Filippo, font-elles entendre le récit de Concetta Muccardi, fabuleuse contrebandière napolitaine ?

Celui de la révolte de Massianello, quand le pêcheur Tomaso Aniello prend la tête du peuple napolitain insurgé contre les receveurs des impôts en 1647 ?

Anna Maria Ortese, napolitaine (La mer ne baigne pas Naples, écrit en 1953. Gallimard), inspiratrice, entre autres, d’Elena Ferrante, disait ainsi de Naples : « J’ai habité longtemps dans une ville vraiment exceptionnelle. Ici, [...], toutes les choses, le bien et le mal, la santé et les douleurs, le bonheur plus chantant et la douleur plus déchirante, [...] tous ces mots étaient si étroitement liés entre eux, confus, amalgamé les uns aux autres, que l’étranger qui arrivait dans cette ville en ressentait [...] une impression très étrange, comme d’un orchestre et de ses instruments, composés d’âmes humaines, qui n’obéiraient plus à la baguette intelligente du Maestro, mais s’exprimeraient chacun pour son propre compte suscitant des effets d’une merveilleuse confusion... » : n’est-ce pas l’impression que nous font ressentir les Assises de Fanny Penin ?

A quoi répond la mystérieuse Elena Ferrante (lire L’amie prodigieuse, Gallimard, 2014) ainsi ; « Je ne suis pas nostalgique de notre enfance: elle était pleine de violence. C'était la vie, un point c'est tout: et nous grandissions avec l'obligation de la rendre difficile aux autres avant que les autres ne nous la rendent difficile. » Peut-être y a-t-il ici une autre clé de lecture.

On peut regarder les images de Fanny Penin et lire en même temps Une fois, un jour  (Verdier, 1992) d’Erri de Luca, livre autobiographique, où l’auteur se souvient de ses années d'enfance dans un petit appartement situé dans une ruelle obscure de Naples dans lequel il devait jouer sans faire de bruit et obéir à l'injonction maternelle, évoquant les figures aimées, dans un récit dur et fier, poétique et poignant.

D’ailleurs, les Assises dévoilées dans l’exposition auraient très bien pu être celles des personnages d’un autre livre d’Eri de Luca, Montedidio (Gallimard) : celles « de don Liborio l’imprimeur, de Maria la voisine, dont les seins grossissent si vite, de mast’Errico, l’ébéniste du quartier, de don Rafaniello le cordonnier, dont la bosse dans le dos abrite en réalité des ailes d’ange ».

 

C’est ainsi que les chaises de Fanny Penin, ne sachant pas s’il faut se résoudre à vivre ou à mourir, se sont installées dans l’attente, nous laissant seuls avec des images peuplées.

Il s’ensuit que, maintenant qu’elles sont devenues nôtres, par la seule force du regard, nous hésitons, qui sont elles, que font elles, depuis quand et pourquoi,…

Des veuves silencieuses et encore combattantes ?

Les métamorphoses de nos reflets ?

Des ex-voto sacrificiels ?

Une peuplade condamnée ? Suppliciée ?

Nos propres caricatures ?

Des restes de l’enfance ?

Les témoins funèbres des meurtres de la Camorra, en miroir napolitain des images de Letizia Battaglia, la photographe incandescente, sur la Cosa nostra sicilienne ?

Des vestiges et vertiges en abyme ?

Une symphonie de désordre d’un autre côté de la mémoire ?

Les métaphores d’un petit peuple de déraison ?

Quelles ombres sont-elles et font elles quand la ville dort ?

 

Leurs positions, souvent fatales, faisan fi des lois de l’équilibre, glissent à l’oreille du passant des voix qui furent, des gestes hospitaliers qui se donnèrent, le charme d’anciennes émeutes, des naissances et des morts à n’en plus finir.

Les Assises de Fanny, ombres d’elles-mêmes, sont des anges dans un paysage après la bataille, celle de nos petites histoires, des rumeurs incarnées.

Et leur silence en dit long, sur la ville multimillénaire, sur ce qu’est profondément la solitude dans une cour des miracles où seules des chaises veillent encore sur les défunts comme sur les espoirs.

Elles veillent, torturées, sur la mélancolique mélodie de Na sera 'e maggio que chante à la guitare Roberto Murolo.

 

Qu’est-ce qu’une photographie ?

Quelque chose comme ces assises uniques, une image qui n’abdique pas.

Une image qui s’estompe pour ne plus laisser voir que ce qu’elle entendait montrer.

Plus grande que ce que la photographie prétendait être : une histoire.

 

Éric Premel (réalisateur), Octobre 2024

Ne se souvenir de rien, se laisser envahir par une promenade solitaire. Arpenter les rues de Naples et de Sicile entre ombre et lumière, aveugle à toute nature. Le goût d'herboriser à la Jean-Jacques Rousseau, lors de ses déambulations dans l'île de Saint-Pierre en Suisse, n'est pas au rendez-vous, mais gardons ici le délassement de la rêverie pour mieux cueillir l'insolite.

Elles sont là, dressées, cabossées, fracturées, empalées, les "Assises" de Fanny Penin, témoignage d'une vie antérieure sans réminiscence. 

L'appel, le lien à l'autre, se fait ailleurs, sur le mur d'une maison décrépie, par une plante qui a trouvé refuge et qui cherche à s'épanouir, dans le fil en position d'attache pour retenir la bascule prévisible. 

Capturer le non dicible au moment décisif du rideau qui se lève dans l'appareil argentique. 

Sentiments tendres, touchants, délicieux mais aussi coléreux, cruels, étranges, jusqu'à la disparition fantomatique. 

Comment ne pas résister à sortir les pinces pour soulever le poteau prisonnier au milieu des quatre pieds, à casser les chaînes et libérer enfin cette assise même si un peu plus loin, on la retrouve retenue, épinglée tel un trophée sur la façade d’une maison ? 

Elles sont assignées à résidence, traversées par la honte d'être estropiées, fracassées, brisées. Leur hospitalité marque un temps révolu où quelques humains se livraient au bavardage de leur intimité. 

S'écarter des modèles de perfection pour mieux sentir vibrer son âme au regard de surprenantes positions d’objets. Nous n'appartenons pas aux dieux de l'Olympe, nous sommes cabossés par notre histoire, sans rivage, sans horizon, notre humanité au coeur de la biodiversité est depuis quelques siècles en déclin. 

Cette narration photographique est une mélodie de funambule où les notes noires rythment la cadence, quand les blanches cherchent à poser un regard sur un monde apaisé, cette musique du silence qui siffle à nos yeux. 

"Cette profondeur de silence sur laquelle la vie flotte comme un radeau est ce qui rend si précaires les bruits humains, et si précieuse l'île enchantée de l’art." Vladimir Jankélévitch.

Martine Chapin, novembre 2024 

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